Le 1er mai 1891 à Fourmies, ce qui devait être une célébration de la solidarité ouvrière se transforme en tragédie. Dans cette petite ville industrielle du Nord de la France, les travailleurs descendent dans les rues pour réclamer la réduction de la journée de travail. Ce jour-là, la réponse à leurs revendications sera écrite en lettres de sang.
Fourmies, en 1891, est un centre textile vibrant, où la majorité des habitants travaille dans des conditions d'exploitation sévères. Les salaires insuffisants et les journées de travail éreintantes poussent les ouvriers à se mobiliser pour des changements significatifs. Le mouvement prend forme sous l'impulsion des socialistes et des syndicats, qui voient dans le 1er mai une occasion d'unifier leurs demandes. Mais l'intervention des forces de l'ordre ce jour-là va entraîner un dénouement tragique, marquant à jamais l'histoire du mouvement ouvrier en France.
Le contexte social de l’époque
Fourmies le 1er mai, une ville en effervescence
À la veille du 1er mai 1891, Fourmies, un centre textile du Nord de la France, était le théâtre d'une tension croissante entre les ouvriers du textile et les patrons des 37 filatures de la ville. Les industriels, confrontés à une crise économique qui frappait durement le secteur depuis les années 1880, avaient drastiquement réduit les salaires, parfois de moitié, exacerbant la misère dans les ateliers insalubres où les ouvriers trimaient dix à douze heures par jour, six jours sur sept. En réponse à ces conditions sévères, les patrons de Fourmies avaient clairement annoncé que tout gréviste serait licencié sur-le-champ, affirmant leur autorité malgré le droit de grève, légalisé en France depuis 1864.
La réponse des ouvriers à cette menace était de se mobiliser derrière les socialistes guesdistes, bien implantés dans la région. Ces derniers, sous la conduite de figures telles que Jules Guesde et avec l'appui de Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, avaient intensifié leurs efforts pour unifier et organiser les travailleurs autour de revendications claires : la journée de huit heures et une hausse des salaires. Malgré la pression, les ouvriers étaient déterminés à faire entendre leur voix, planifiant une journée de manifestation qui comprendrait des défilés, des spectacles, et même un bal, sous le slogan d'« Union, calme et dignité ». Ces préparatifs, loin de calmer l'atmosphère, avaient plutôt contribué à alimenter une atmosphère électrique, posant les bases pour les événements dramatiques qui allaient suivre.
Fourmies, de la lutte au conflit
Les premières tensions
Dès les premières heures de la matinée, l'atmosphère à Fourmies commence à se charger d'une tension palpable. Décorations et banderoles colorées ornent les façades et les places publiques, transformant peu à peu la ville en lieu de festivité. Les ouvriers, déjà rassemblés en grand nombre, s'activent à distribuer des tracts qui appellent à la solidarité dans leur lutte pour des conditions de travail plus justes. Alors que les chants et les cris de ralliement s'élèvent, la réponse des patrons ne se fait pas attendre. Des avertissements sont affichés aux portes des usines, déclarant que toute perturbation du travail sera traitée avec la plus grande sévérité. Cette réaction ajoute une couche de défi à l'air déjà électrisé, et des groupes de travailleurs commencent à bloquer l'accès aux ateliers, marquant les premiers actes de désobéissance ouverte.
En parallèle, les forces de l'ordre, alertées par les potentielles escalades, commencent à se déployer avec une présence accrue autour des points névralgiques de la ville. Les gendarmes et les soldats du régiment local prennent position, observant attentivement la foule tout en établissant des barricades temporaires. Leur présence est destinée à dissuader les manifestants de franchir certaines limites, mais elle ne fait qu'intensifier le sentiment d'urgence parmi les ouvriers. Les regards échangés entre les deux camps sont empreints de méfiance, et laissent présagés de possibles affrontements entre force de l’ordre et ouvriers.
Les premières arrestations
La situation à Fourmies s'envenime rapidement à mesure que les premiers affrontements éclatent entre les grévistes et les forces de l'ordre. Des échauffourées débutent lorsque plusieurs gendarmes tentent d'arrêter des manifestants à la périphérie d'une usine, accusés de bloquer de manière agressive l'accès aux travailleurs non-grévistes. Ces arrestations, exécutées avec une force que beaucoup jugent excessive, provoquent des cris de colère et des rassemblements spontanés. La tension monte d'un cran lorsque des jeunes, principalement des adolescents voulant se révolter contre ce qu’il considère comme une injustice flagrante, commencent à lancer des pierres en direction des gendarmes.
Les forces de l'ordre, quant à elles, augmentent leur présence, et avancent en formations serrées pour disperser les groupes les plus combatifs. Les manifestants, galvanisés par l'urgence du moment, entonnent des chants et des slogans qui défient l’autorité. Solidaires, Ils forment des chaînes humaines pour repousser les avancées de la gendarmerie et protéger ceux qui sont menacés d'arrestation. Cette escalade prend un air de bataille rangée, où chaque camp teste les limites de l'autre.
Réunion au sommet
À midi, la tension redescend d’un cran à Fourmies. C’est le temps du déjeuner du 1er mai pour les ouvriers et leurs familles. Pendant ce temps dans les bureaux cossus du centre-ville, les patrons des grandes usines et le maire, Auguste Bernier, également industriel local, tiennent une réunion d'urgence. Face à la détermination des grévistes, ils discutent des mesures à prendre pour assurer la continuité de la production et la sécurité des installations. Leur principale préoccupation est de prévenir toute interruption majeure qui pourrait affecter les opérations industrielles. Des décisions sont prises pour augmenter la surveillance et établir des barricades aux points d'entrée stratégiques des usines.
Le maire, conscient de l'impact potentiel de cette journée sur l'ordre public et l'économie locale, contacte le sous-préfet pour demander un renforcement des effectifs de gendarmerie autour des zones clés. Il insiste sur la nécessité d'une approche ferme mais mesurée pour éviter l'escalade de la violence. Cependant, la résolution des patrons de ne pas céder aux revendications ouvrières est claire. Ces préparatifs, loin des yeux des manifestants, se font dans une atmosphère de défense préventive, où chaque participant à la réunion sait que les décisions prises cet après-midi pourraient bien déterminer l'issue de la journée.
Un après midi sous haute tension
La situation dégénère
En début d’après-midi, la tension à Fourmies atteint son paroxysme. Partout dans les rues, devant les principales usines et surtout à la mairie, les rassemblements d'ouvriers deviennent massifs. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, tous unis par une cause commune, chantent des hymnes de lutte et brandissent des banderoles revendiquant la journée de huit heures. L'air est saturé de chants révolutionnaires, et chaque nouvelle arrivée de manifestants est accueillie par des applaudissements, renforçant le sentiment de solidarité face à l'adversité.
Dans ce climat électrique, les commandants des forces de l'ordre sont sous une pression croissante pour maintenir le contrôle. Les instructions aux soldats sont claires et fermes : maintenir l'ordre à tout prix. Les unités de gendarmerie, appuyées par des soldats du régiment local, sont postées de manière stratégique autour des foules, prêtes à intervenir. Les officiers, conscients de la gravité de la situation, échangent des regards tendus, sachant que la moindre étincelle pourrait déclencher un affrontement majeur.
L’armée en renfort
Vers15h30, l'atmosphère à Fourmies prend une tournure encore plus inquiétante avec l'arrivée du 145e régiment d'infanterie. Descendant du train à la gare locale, ces renforts, composés en grande partie de jeunes conscrits originaires de la région, sont accueillis sans animosité. Contrairement aux gendarmes, souvent associés à la répression, ces soldats sont perçus avec une certaine affection par la population ; ils sont, après tout, des enfants du pays. Les manifestants, rassemblés près de la mairie, les accueillent avec des acclamations, espérant peut-être que ces soldats prendront leur parti contre les directives plus dures des autorités.
Tandis que l'après-midi avance, l'énergie de la foule commence à décroître avec le départ de nombreux participants. Cependant, un noyau dur de manifestants reste sur place, leur frustration grandissante. Des pierres commencent à être lancées, les tensions montant d'un cran. Sur la place, les forces de l'ordre, déjà sur les dents, sont prises à partie : les moqueries se transforment rapidement en affrontements physiques, et une série de jets de pierres cible les gendarmes. En réponse, un roulement de tambour retentit, signalant une manœuvre du 84e régiment qui avance légèrement, dispersant la foule avec une démonstration de force qui préfigure les sombres événements à venir.
Fourmies, la fusillade
La une de "L'Intransigeant illustré" du 14 mai 1891.
À 18h15, Fourmies bascule dans l'horreur. Sur la place principale de Fourmies, une trentaine de soldats font face à 150 à 200 manifestants de plus en plus pressant. Les soldats ont chargé leur fusil Lebel, une arme redoutable chargées avec ses neuf cartouches qui peuvent être tirées à la suite. Leur puissance de feu est telle, qu’à 100 chaque balle peut traverser jusqu'à trois corps humains sans perdre sa puissance mortelle. Alors que les pierres volent et que la pression de la foule s'intensifie, le commandant François Chapus ordonne un tir de sommation. Les détonations éclatent au-dessus des têtes, mais loin de dissuader les manifestants, cela ne fait qu'accroître leur détermination. La foule est alors persuadée que jamais l’armée n’osera tirer sur elle. Le commandant Chapus, sentant le contrôle lui échapper, crie alors : « Baïonnette ! En avant ! » Pour se mette en position, les soldats doivent reculer d'un pas, un geste interprété par les manifestants comme un mouvement de recul. Galvanisé, Kléber Giloteaux, le jeune porte-drapeau, s'avance courageusement en criant : « Vive la grève ! Vive l'Armée ! »
Illustration de Maria Blondeau et Kléber Giloteaux fusillés le 1er mai 1891 et source d'inspiration pour la chanson "Les Fiancés du Nord".
À 18h25, Chapus ordonne de cibler le porte-drapeau et crie : « Feu ! feu ! feu rapide ! ». Dans un fracas assourdissant, les fusils Lebel crachent le feu presque simultanément. Les détonations se succèdent à un rythme rapide, coupant court aux cris et aux chants de la foule. Les manifestants, qui jusqu'à ce moment gardaient espoir en une issue pacifique, sont soudainement plongés dans un chaos indescriptible. Les premières victimes s'effondrent, touchées en pleine poitrine, sous les yeux horrifiés de leurs compagnons. La panique se propage comme une traînée de poudre. Des hommes, des femmes, et des enfants, cherchent désespérément à fuir, trébuchant sur les pavés glissants ou sur les corps de ceux qui sont tombés. Les cris de douleur des blessés se mêlent aux appels éperdus à l'aide. Le sol est rapidement maculé de sang, et l'air est rempli d'une poussière âcre, témoignage muet de la brutalité soudaine et de la confusion qui transforment une manifestation de revendications en un véritable champ de bataille. En quarante-cinq secondes tragiques, la fusillade qui a fait neuf morts et au moins trente-cinq blessés.
Un lourd bilan en héritage
Portraits de victimes de la fusillade de Fourmies dans « L'Intransigeant illustré », du 14 mai 1891: Ernestine Diot, Maria Blondeau, Émile Segaux, Alphonse Lecerf, Constant Carpentier, Oscar Remson et Théodule Gobert.
Le bilan de la fusillade du 1er mai 1891 à Fourmies fut tragiquement lourd : neuf manifestants perdirent la vie et plus de trente-cinq autres furent blessés. Ces événements marquèrent profondément la conscience collective et eurent des répercussions juridiques significatives. Dans les mois qui suivirent, les procès des manifestants arrêtés pendant et après la fusillade captivèrent l'attention publique. Malgré le droit de grève reconnu, les tribunaux appliquèrent sévèrement la loi, reflétant les tensions entre le pouvoir judiciaire et les mouvements ouvriers. Les condamnations prononcées furent perçues comme des tentatives de dissuasion contre de futures revendications ouvrières, illustrant la réticence des autorités à accepter les aspirations légitimes des travailleurs.
Malgré cela le massacre de Fourmies marqua un tournant décisif dans l'histoire du mouvement ouvrier français et dans le développement des droits sociaux en Europe. Les morts et les blessés de ce jour sanglant devinrent des martyrs, incarnant les luttes des classes laborieuses contre l'exploitation industrielle. La résonance de ces événements dépassa rapidement les frontières de Fourmies, catalysant un élan renouvelé pour la réforme législative. En réponse à l'indignation publique, les conditions de travail commencèrent à être scrutées plus attentivement par les autorités, menant à des améliorations graduelles telles que la limitation des heures de travail et l'amélioration des conditions de sécurité dans les usines. Au-delà des réformes immédiates, l'impact de cette tragédie s'étendit sur plusieurs décennies, alimentant le discours sur les droits des travailleurs et contribuant à la consolidation des syndicats en France.
Ces événements ont également renforcé l'identité et la solidarité dans le mouvement ouvrier, devenant un symbole puissant de la lutte pour la justice sociale. Chaque 1er mai, le souvenir du massacre de Fourmies est régulièrement évoqué dans les discours syndicaux et politiques, rappelant que les acquis sociaux actuels, sont le résultat de luttes acharnées et parfois tragiques.
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