La Ière exposition des impressionnistes : Des artistes à contre-courant
L'Olympia 35 Bd des Capucines
La première exposition des impressionnistes a eu lieu au n°35 du boulevard des capucines, dans les anciens studios du célèbre photographe Nadar. Cette manifestation culturelle qui doit se tenir du 15 avril au 15 mai 1874, est organisée par la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs. C'est le printemps à Paris et la ville ignore qu’elle est à l'aube de vivre une véritable révolution culturelle et artistique. Car l’évènement qui se prépare va marquer l'histoire de l'art pour l’éternité. Organisée par un collectif d'artistes avant-gardistes, la Première exposition des peintres impressionnistes, dénuée à l'origine de toute prétention officielle ou de recherche de renommée, va pourtant captiver et polariser le monde de l'art.
D’ailleurs ce sont les critiques, armés de leurs plumes tranchantes, qui vont nommer cet événement dans la presse « Exposition des impressionnistes ». Sans le vouloir, ils vont immortaliser un courant qui va révolutionner la peinture, faisant de « l’impressionnisme », un label dans lequel peuvent se retrouver tous les artistes qui défient les conventions. Embarquez avec Ystory dans le récit fascinant de cette exposition historique, où naquit une nouvelle vision du monde.
Les prémices d’une révolution culturelle
L'Émergence d'un Mouvement
A l’origine de cette exposition historique, on retrouve un sentiment d’injustice grandissant chez des artistes mécontents et frustrés à l’encontre du Salon de 1873. Ces artistes qui sont alors systématiquement écartés par un jury trop conservateur, se disent prêts à briser les chaînes qui relient l’art à la pensée académique officielle. Cette rébellion artistique trouve d’abord ses racines en 1855, lorsque Gustave Courbet, voit ses tableaux refusés par l'Exposition Universelle. En représailles, il décide de faire construire le Pavillon du réalisme sur l'avenue Montaigne, dans lequel il pourra exposer ses œuvres. Son audace attire une foule de jeunes peintres, inspirés à leur tour à défier l'establishment.
"L'atelier du peintre" de Gustave Courbet, tableau refusé par le jury de l'exposition universelle de 1855
D’autres révoltes précurseurs ébranlèrent le monde de l'art : D’abord en 1862 avec la naissance de la Société nationale des beaux-arts, puis en 1863 avec « le Salon des refusés », une protestation éclatante contre l'art officiel. Il y eut aussi « Le groupe des Batignolles » mené par Édouard Manet, qui prônait une action plus militante et révolutionnaire, pour que les artistes aient le droit d'exposer leurs œuvres plus facilement. Le Salon de 1873, avec le manque d’intérêt notoire pour une artiste comme Berthe Morisot, sera la goutte d'eau qui fait déborder le vase. La décision est prise, ils exposeront eux-mêmes. La même année, l'écrivain Paul Alexis fait écho à ce mouvement naissant dans L'Avenir national, soulignant l'intention de ces artistes de se rallier autour d'intérêts communs plutôt que de systèmes artistiques fermés.
Un collectif qui a besoin de soutien
Paul Durand Ruel, marchand d'art et mécène généreux, peint par Auguste Renoir en 1910.
Quelques mois avant cette exposition, le 27 décembre 1873, naît à l'initiative d’artistes, la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs. Cette nouvelle alliance ne prône aucun manifeste et refuse de se définir comme une école. L’idée de ce collectif émane du rejet systématique du travail de ces créateurs par les salons d’expositions très académiques de peinture et de sculpture.
Ainsi ce ne sont pas moins de Trente artistes, tous embrassant une nouvelle vision de l’Art, qui décide de présenter 165 œuvres en organisant une exposition. Leur hôte n’est autre que le grand photographe Nadar, qui poussé par des besoins financiers, propose de leur ouvrir grand les portes de son atelier pour organiser cette rencontre artistique. Dans les coulisses, l'influence de Paul Durand-Ruel, marchand d'art visionnaire et mécène généreux, marque un soutien crucial à cette aventure audacieuse.
Une première exposition qui compte
Les ateliers du photographe Nadar
Au cœur de Paris, le printemps 1874 apportait avec lui un vent de changement, soufflant sur les ateliers abandonnés de Nadar au 35, boulevard des Capucines. Ces espaces, autrefois témoins des exploits d'un des photographes les plus renommés de la ville, allaient devenir le théâtre d'une audacieuse entreprise artistique. Pour les impressionnistes, l'organisation de leur première exposition n'était pas seulement une question d'art ou de rébellion contre les salons académiques ; c'était également une véritable aventure financière.
Le coût de la location de cet espace emblématique s'élevait à 2 020 francs, une somme considérable à l'époque, témoignant de leur engagement et de leur volonté de briser les conventions. Mais au-delà du loyer, chaque détail comptait : les frais d'éclairage et de décoration étaient eux aussi un défi, nécessitant une gestion méticuleuse des ressources limitées dont disposaient ces artistes indépendants. Avec 983,70 francs consacrés à l'éclairage et 3 341 francs à la décoration, l'investissement dans cette exposition transcendait le cadre financier pour devenir un acte de foi dans leur art.
Les impressionnistes s'organisent
Les artistes qui participent à l’exposition, transforment l'espace en un véritable sanctuaire de l'art moderne. Ils investissent chaque salle avec un soin remarquable. Sept ou huit pièces, réparties sur deux étages, sont métamorphosées pour l'occasion. Les murs, tendus de laine brun-rouge, offrent un fond extrêmement favorable à la peinture, mettant en valeur chaque coup de pinceau, chaque nuance lumineuse. L'éclairage et la décoration, coûteux mais essentiels, sont pensés pour magnifier les œuvres, les exposant dans un excellent jour et permettant ainsi aux visiteurs, mais aussi aux critiques, d'apprécier pleinement la révolution esthétique en cours.
Loin de l'entassement chaotique des Salons officiels, chaque œuvre est placée avec soin sur un ou deux rangs seulement, invitant à une contemplation intime et à une appréciation éclairée. Les cadres mettent en valeur les toiles, en ajoutant une touche d'éclat, sans jamais éclipser l'œuvre qu'ils accompagnent. Une affiche à l'entrée fait la promotion de l’exposition. Les organisateurs font également imprimer un catalogue, vendu à peine 50 centimes, qui servira à guider les visiteurs dans cette aventure artistique. Pour conférer à l'événement une allure d'importance officielle, les organisateurs ont même engagé des policiers de la ville pour surveiller les lieux, ajoutant ainsi une certaine crédibilité à cette rencontre artistique d’un genre nouveau.
Renoir en commissaire d'exposition
Salon d'exposition officiel vu par Edouard Joseph Dantan
La disposition des œuvres, loin d'être laissée au hasard, est le fruit d'une réflexion poussée, chaque placement portant en lui une intention, une volonté de dialogue entre les toiles et les spectateurs. Auguste Renoir, en particulier, se trouve au cœur de cet agencement délicat. Sa tâche : harmoniser les 165 œuvres qui vont servir à définir l'impressionnisme aux yeux du public parisien. Sa mission, loin d'être aisée, demande non seulement une sensibilité particulière à l'esthétique collective, mais aussi une impartialité totale face aux fortes individualités qui composent le groupe.
Renoir s'attelle à cette tâche qui demande une telle implication, que seulement deux jours après avoir commencé ce travail, il se retrouva seul à poursuivre cette entreprise herculéenne. La méthode de placement des œuvres décidée par le sort, est ajustée avec soin par Renoir. Loin de l'accumulation verticale pratiquée dans les Salons officiels, ici, les toiles respirent, disposées sur un ou deux rangs, et permettent aux visiteurs de les apprécier pleinement, d'embrasser chaque détail, chaque émotion capturée par les artistes.
Une Mosaïque d'Œuvres
"Les Coquelicots"de Claude Monet
La première exposition impressionniste de 1874, dévoile un catalogue audacieux de 165 œuvres, reflétant une diversité de genres, soigneusement orchestrée par Degas. Cette première exposition qui n'est pas exclusivement réservée aux impressionnistes, provoqua un certain nombre de désaccords, notamment entre Degas et Monet, quant aux choix des artistes et des œuvres qui pouvaient y participer.
"Les Blanchisseuses" d'Edgard Degas
Une fois ces tensions dissipées, l’exposition offre aux visiteurs la possibilité de découvrir à la fois le travail d’artistes qui tomberont dans l’oubli, ainsi que des œuvres qui allaient devenir de véritables icônes. Pour se rendre compte de ce qu’était cette première exposition, faites un tour au musée d’Orsay pour y voir des œuvres aussi emblématiques que « La Maison du pendu » et « Une moderne Olympia » de Cézanne, « Répétition d’un ballet sur la scène », « Une blanchisseuse » de Degas, « Soleil couchant à Ivry » de Guillaumin, « Les Coquelicots » de Monet, « Le Berceau » de Morisot, et « Gelée blanche » de Pissarro.
Une mosaïque de talents
"Soleil couchant à Ivry" de Guillaumin
C'est ainsi qu'au printemps 1874, sous les voûtes des anciens ateliers de Nadar, une constellation d'artistes se réunit pour une exposition, qui doit incarner la diversité et la richesse du mouvement naissant de l'impressionnisme. Parmi eux, des noms aujourd'hui célébrés dans les annales de l'art, et d'autres moins connus, mais tous unis par une vision commune. Ainsi l’on retrouve des artistes tel que Zacharie Astruc, Antoine-Ferdinand Attendu, Edouard Béliard, Edouard Brandon et Pierre-Isidore Bureau...
Eugène Boudin, le peintre des ciels changeants y côtoie Félix Bracquemond, le maître de l'estampe. Berthe Morisot, avec sa touche délicate, explore les nuances de l'intimité féminine, tandis que Camille Pissarro et Pierre-Auguste Renoir dépeignent avec passion la vie quotidienne et la splendeur de la nature. Et que dire de Paul Cézanne, dont les œuvres vont révolutionner la perspective, ou de Claude Monet, dont les coups de pinceau capturent l'essence éphémère de la lumière ? Ensemble, ces artistes forment une mosaïque de talents, qui prône l'indépendance d'esprit et la liberté esthétique.
Un accueil mitigé
"Une moderne Olympia" de Paul Cézanne
Les portes des ateliers de Nadar se sont ouvertes sur une exposition qui allait marquer à jamais l'histoire de l'art. Les impressionnistes attendent désormais le jugement du public parisien et de la presse. Dans les étages, la réaction du public est un savant mélange d'émerveillement, de perplexité, et parfois de rejet pur et simple. Camille Pissarro, avec une touche d'optimisme teintée d'ironie, écrit : "Notre exposition va bien, c'est un succès", même si la réalité se révèle plus nuancée. D'une part, l'audace et la fraîcheur de leur approche attirent les curieux et les amateurs d'art ouverts d'esprit, prêts à découvrir cette nouvelle vision du monde. D'autre part, les critiques ne tardent pas à affûter leurs plumes, certains élogieux, d'autres nettement moins.
Parmi les voix qui se font entendre, Louis Leroy se distingue par son sarcasme. Peu impressionné par "Impression, soleil levant" de Monet, il invente le terme "impressionnisme" dans une chronique acerbe, sans se douter que ce mot allait devenir le symbole d'un des mouvements les plus influents de l'histoire de l'art. L'accueil mitigé ne se limite pas à la critique écrite. Au sein de l'exposition, les visiteurs hésitent entre l’admiration et la consternation. Devant "Une moderne Olympia" de Cézanne, certains rient ouvertement, tandis que d'autres s'arrêtent, intrigués par la force de cette peinture qui défie les conventions. Cette première exposition impressionniste se transforme ainsi en un véritable champ de bataille culturel. Les impressionnistes, loin de se décourager face à l'adversité, y trouvent au contraire une source de motivation. Dans ce tumulte de réactions, ils ignoraient qu’ils posaient les fondations d'un héritage artistique qui allait inspirer des générations.
Sous le feu des critiques
Caricature parue dans la presse de l'époque
En 1874, la critique et la presse se focalisent, parfois de manière élogieuse, parfois destructrice, sur des noms comme Renoir, Pissarro, Degas, Monet et Sisley. Pissarro, dans une correspondance de 1874 avec un ami, confiait avec une pointe d'ironie :
« Les critiques nous mangent tout crus »
Cependant, la croyance répandue que les critiques sont unanimement hostiles aux impressionnistes relève plus du mythe que de la réalité. Si certaines critiques sont effectivement tranchantes, de nombreuses autres sont neutres, voire favorables, en particulier dans la presse avant-gardiste. Cela dit, il est vrai que certains critiques ne mâchent pas leurs mots, reprochant souvent aux artistes leur coup de pinceau brut, synonyme de travail bâclé. Le manque de finesse dans le dessin, l'usage audacieux des couleurs, et le choix des sujets sont aussi pointés du doigt. Parmi les réactions les plus acerbes de la presse, on retient notamment des critiques comme :
« Le papier peint à ses débuts est beaucoup plus fini que cela »
Ou encore cette description désobligeante :
« ...ce sont des raclures de peinture d'une palette étalées uniformément sur une toile sale. Cela n'a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni arrière ni avant ».
"Impression soleil levant" de Claude Monet.
Louis Leroy se distingue particulièrement parmi les critiques. C'est lui qui, peu impressionné par le tableau « Impression, soleil levant » de Monet, représentant le port industriel du Havre baigné par un soleil orange vif, forgea le terme « impressionnisme » dans un sens péjoratif. Quant à Albert Wolff, du Figaro, il s'en prit violemment à Pissarro, déclarant que « dans aucun pays du monde vous ne trouverez les choses qu'il peint ».
Un premier bilan mitigé
"Danseuse" de Pierre Auguste Renoir
Après un mois d’exposition, l’évènement attira 3500 visiteurs, souvent des curieux intrigués par les critiques de la presse. Un résultat encourageant pour les organisateurs, mais bien loin des dizaines de milliers de visiteurs qui se pressaient dans les salons officiels. De plus le nombre d’entrées payantes et la vente de catalogues ne permettaient pas de couvrir les frais engagés pour organiser l'exposition.
À l’heure du bilan
"Le Berceau" de Berhe Morisot.
Alors que le rideau tombe sur la première exposition impressionniste de 1874, les artistes, ayant mis leur âme dans cet événement, doivent maintenant faire face à l'heure du bilan. Après un mois d’exposition, l’évènement a attiré 3500 visiteurs, souvent attirées par la curiosité et le bouche-à-oreille, ou des curieux intrigués par les critiques de la presse. Un résultat encourageant pour les organisateurs, mais bien loin des dizaines de milliers de visiteurs qui se pressent dans les salons officiels. De plus beaucoup de visiteurs ont ri ou se sont même moqués de nombreuses œuvres. Plus grave certains tableaux ont même été menacés de destruction par des visiteurs révoltés face par cet « art » qu'ils ne pouvaient ou ne voulaient pas comprendre. C’est ce que raconta un artiste dans une lettre à un acheteur :
"Je veille sur votre Cézanne, mais je ne vous garantis rien, j'ai peur qu'il ne vous soit rendu en lambeaux"
Malgré la foule qui a franchi les portes de l’exposition, la réalité financière se révèle plus amère. La vente des catalogues et les entrées payantes n'ont pas suffi à couvrir les frais engagés. Les coûts de location, d'éclairage, de décoration, et même le salaire des gardiens n'ont pas été compensés par les revenus escomptés. Pourtant la déception financière n'ébranle pas leur conviction ; au contraire, elle renforce leur détermination. Leur quête artistique ne peut être mesurée en termes de profits et de pertes. Ce qui importe, c'est l'impact de leurs œuvres sur les spectateurs, les discussions qu'elles ont engendrées, et le mouvement qu'elles ont initié. La valeur de l'impressionnisme ne se compte pas en francs, mais dans la manière dont il peut continuer à inspirer et à émouvoir.
Un Héritage Impérissable
"Rivage de Portrieux" d'Eugéne Boudin
L'exposition, bien que modeste en termes de fréquentation et de ventes, a marqué un tournant décisif. En brisant les conventions et en défiant les normes, elle a encouragé l’exploration dans le travail de la couleur, de la lumière et de la subjectivité. Cette audace, initialement vue comme une anomalie, est devenue une source d'inspiration pour de nombreux mouvements artistiques ultérieurs.
Ce « premier salon des impressionnistes » a ouvert la voie à une série d’expositions « frondeuses », comme le Groupe des XX en 1883, le Salon des indépendants en 1884, ou le salon de la Libre Esthétique. En regardant en arrière, la première exposition impressionniste n'était pas un échec financier, mais un investissement dans l'avenir de l'art. Un investissement qui allait porter ses fruits au fil des décennies, alors que l'impressionnisme s'épanouissait pour devenir l'un des mouvements les plus célébrés et influents de l'histoire de l'art. Les graines plantées sur le boulevard des Capucines en ce printemps de 1874 allaient germer et fleurir, avant de venir définitivement bouleverser le paysage culturel et artistique dans le monde entier.
"Le bac de l'île de la Loge" d'Alfred Sisley.
Photo de couverture : "Le Boulevard des Capucines" de Claude Monet