Eysses, les résistants se révoltent

1 Rue Pierre Doize Villeneuve-sur-Lot

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« Pourquoi n’y aurait-il de fraternité et d’héroïsme que baignés de sang et de larmes ? Pourquoi la Résistance ? Pourquoi Eysses ? Si cet arbre de solidarité humaine, qui plonge ses racines dans le souvenir des heures de lutte, de sacrifice et d’enthousiasme, n’épanouissait des rameaux et des fleurs dans un ciel de Paix. » Stéphane Fuchs, président d’honneur des anciens d’Eysses

Dans le sud-ouest de la France, à Villeneuve-sur-Lot, se dresse la centrale d'Eysses. Ce n'est pas une simple prison, c'est un lieu chargé d'histoire, théâtre d'une révolte audacieuse qui a eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale. L'histoire de cette révolte est une saga qui mérite d'être racontée, car elle est exceptionnelle à plusieurs niveaux, notamment son incroyable organisation par des résistants incarcérés, pour faire évader 1200 prisonniers au mois de février 1944.

 

 

Un Centre de Rassemblement pour Résistants

Jeunes détenus résistants de la Centrale d'Eysses 

Le Rôle de la Prison d'Eysses

De 1940 à 1944, la prison d'Eysses, située à Villeneuve-sur-Lot, a servi de lieu de regroupement pour de nombreux résistants. Jugés et condamnés par le régime de Vichy, des centaines de personnes y ont été rassemblées.

Les conditions à Eysses étaient loin d'être idéales. La prison était sale, austère et sombre. Les détenus étaient vêtus de toile grossière et chaussés de sabots, et la direction refusait de reconnaître leur statut politique.

La force de la diversité

Les détenus d'Eysses étaient un mélange hétéroclite de personnalités et de convictions. Communistes, gaullistes, anarchistes, tous étaient unis par un désir de lutter contre l'oppression. Ils venaient de différents mouvements de résistance et avaient été arrêtés pour diverses raisons, allant de la distribution de tracts à des actes de sabotage.

Ainsi parmi ces résistants et ces prisonniers politiques, on trouvait des intellectuels, des ouvriers et des étudiants, des agriculteurs... Leur diversité était devenue une force qui a permis la création d'une organisation de résistance unique en son genre à l'intérieur des murs de la prison.

Le Tournant d'Octobre 1943

L'Arrivée du "Train de la Marseillaise"

Tout a changé en octobre 1943 avec l'arrivée du "train de la Marseillaise". Ce train a amené plusieurs centaines de nouveaux détenus, presque tous résistants et majoritairement communistes.

L'arrivée de ces prisonniers, chantant la Marseillaise en chœur, a ému toute la communauté et a marqué un tournant dans l'histoire de la prison et de la résistance.

La Transformation Silencieuse de la Prison d'Eysses

16 janvier 1944 à la centrale d'Eysses

La Réorganisation Interne

Les détenus, grâce à leur expérience militante, se sont organisés par préaux, la prison étant divisée en quatre cours distinctes. Ils ont ensuite formé une délégation générale qui était chargée de présenter leurs revendications au directeur de manière claire et efficace. Cette organisation a permis d'améliorer les conditions de vie dans la prison, notamment en éliminant la saleté qui la caractérisait.

Cette nouvelle attitude des détenus a conduit à une reconnaissance de leur statut particulier par les gardiens et la direction. Ils n'étaient plus des prisonniers de droits communs, mais des résistants, des prisonniers politiques.

Des Améliorations Tangibles

Les "prévôts", qui servaient d'intermédiaires entre les gardiens et les détenus, ont été remplacés par des résistants plus efficaces. Les relations avec les gardiens ont naturellement évolué, ces derniers respectant de plus en plus les détenus.

Chaque jour apportait une amélioration des conditions de détention. Des peintures ont été ajoutées au réfectoire, une scène de théâtre a même été installée, et des cercles d'étude ont été créés. Après des mois de négociations, les détenus ont finalement obtenu des 'petits luxes' comme le droit de fumer et d'écrire. Jean, un des résistants, a même pu voir sa fille de 5 ans lors d'une visite rare et émouvante.

La Culture et l'Éducation

"L'Unité, organe de résistance des embastillés d'Eysses"

Des journaux comme "Le Patriote Résistant" et "L'Unité" ont été créés. Des cours variés ont été organisés, allant de la biologie à l'histoire, en passant par les langues et les mathématiques. Ces cours étaient parfois donnés par des personnalités comme Georges Charpak, futur lauréat du prix Nobel.

Une chorale a été formée, et des conférences sur des sujets variés ont été organisées. Des séances de gymnastique quotidiennes ont également été mises en place, servant en réalité d'entraînement militaire.

De bien braves prisonniers

L’allégement du Régime Carcéral

Le directeur de la prison, Lasalle, a accepté ces changements car ils ont grandement facilité le fonctionnement de la prison et réduit les tensions internes. A présent la prison disposait de toilettes propres, les douches étaient réparées, et les murs fraîchement repeints.

Même les gardiens ont commencé à utiliser des formules de politesse comme "Monsieur" et "S'il vous plaît" pour s’adresser aux détenus, ce qui stupéfiait les nouveaux arrivants.

Une Structure Bien Huilée

Notes sur la mitraillette Sten

A présent, chaque préau, accueille environ 300 détenus, qui sont gérés par un comité composé de 10 membres. Ces comités sont responsables de la gestion quotidienne et de la répartition des ressources, comme les colis reçus de l'extérieur. Un comité est même formé parmi les gardiens, dont certains, sont eux-mêmes résistants.

Les prisonniers sont également organisés sous un commandement militaire central, dirigé par le colonel Bernard. Ce commandement est responsable de la justice interne parmi les détenus. Des membres politiquement engagés sont également placés à des postes clés comme les cuisines, l'infirmerie, et même l'administration, ce qui leur procure un accès aux dossiers des détenus.

Les Trois Glorieuses d'Eysses

"Le Patriote enchaîné" du 20 décembre 1943

La Mobilisation contre le Transfert

Lorsque la direction annonce que 109 détenus vont être transférés dans un camp du nord de la France, une mobilisation s'organise rapidement. Pendant trois jours, tous les prisonniers vont tenir tête au régime de Vichy pour empêcher ce transfert. Les détenus s’unissent, se regroupent en entonnant la Marseillaise, tout en avançant vers les forces de l’ordre qui les tiennent en joue. Devant une telle détermination, les forces de l’ordre finissent par reculer et évacuent la cour de la prison.

Le gouvernement de Vichy fini par céder et promet que les prisonniers ne seront pas transférés. Toutefois, cette victoire n’est pas sans conséquence, puisqu’elle a conduit au limogeage du directeur jugé trop laxiste, et à un durcissement des conditions de détention. Cependant, les détenus parviennent à maintenir un certain niveau de liberté, notamment en ce qui concerne l'approvisionnement en nourriture.

Le véritable Objectif : endormir l’ennemi

Toute cette lutte pour l’amélioration des conditions de vie des prisonniers n’était qu’un leurre. En réalité le comité directeur avait un objectif bien plus ambitieux, celui d’orchestrer l’évasion massive de 1200 prisonniers, afin de rejoindre les maquis et continuer le combat.

Pour préparer cette évasion collective, le comité décide de faire s’évader un détenu dénommé Kleber, le 23 décembre 1943. Sa mission est d’entrer en contact avec les différents réseaux de résistance de la région, et de leur passer des messages pour qu’ils puissent se coordonner et apporter leur aide militaire et logistique le jour de la grande évasion. L’évasion de Kleber réussit à être dissimulée aux autorités pendant deux mois, notamment grâce à des astuces lors de l’appel quotidien des prisonniers.

Un défi de taille

Serge Ravanel, un membre éminent de la Résistance, est chargé de fournir le soutien logistique nécessaire. Le plan, baptisé "Opération Monga", exige une coordination très complexe, puisqu’elle demande l’utilisation de nombreuses armes, de camions pour emmener les évadés, du carburant, ainsi que des vêtements civils pour 1200 hommes.

Malgré le soutien massif de la population et des organisations de la Résistance, le plan a été entravé par des problèmes logistiques et des promesses non tenues, notamment en ce qui concerne la livraison d'armes.

Les Complications Imprévues

L'Évasion des Non-Communistes

Le 3 janvier 1944, 54 prisonniers, principalement des membres du SOE britannique, se sont échappés, compliquant davantage la situation. Huit d'entre eux, cependant, ont choisi de rester par solidarité avec leurs camarades.

Cette évasion a entraîné un durcissement des conditions. Un nouveau directeur, colonel dans la Milice, est nommé pour mettre fin aux "dérives". Les fouilles sont devenues plus fréquentes, l'entrée des vivres est interdite, et les différentes filières d'approvisionnement en armes sont interrompues.

L'Insurrection d'Eysses

Une Opportunité Inattendue

Se sentant abandonnés par la Résistance extérieure, les détenus d'Eysses décident de prendre les choses en main. L'arrivée d'un inspecteur de Vichy offre une occasion en or. Le plan est simple : capturer le directeur et l'inspecteur pour les utiliser comme otages.

Le Signal d'Action

Le 19 février, le directeur, accompagné de l'inspecteur et de plusieurs gardiens, fait une visite de routine dans la prison. Tous les détenus sont en alerte, prêts à agir. À 15 heures, le signal tant attendu est donné. En un instant, les autorités et les gardiens sont neutralisés et désarmés.

Le premier préau devient rapidement le théâtre d'une révolution silencieuse mais efficace. Une douzaine de détenus, y compris le chef militaire du bataillon, Bernard, se déguisent en gardiens.

Désarmement des Gardiens

En peu de temps, plus de cinquante gardiens dans les autres secteurs sont également désarmés. Jusqu'à 16 heures, tout se passe comme prévu.

Cependant, à ce moment crucial, des détenus de droit commun donnent l'alerte. Les combats éclatent. Bien que les insurgés parviennent à libérer tout le secteur pénitentiaire, ils sont pris sous le feu des mitrailleuses des miradors et des blockhaus.

L'Échec et ses Conséquences

L'Arrivée des Renforts

Malgré le feu nourri des mitrailleuses des miradors, les détenus tiennent bon toute la nuit. Au matin du 20 février, environ 3000 miliciens et gardes mobiles, soutenus par l'artillerie allemande, se préparent à lancer une offensive.

Bientôt, le manque d’armes et de munitions, va contraindre les résistants à négocier leur reddition. Dès lors, Le directeur qui reconnaît le comportement correct des prisonniers, promet qu'il n'y aura pas de représailles. Les insurgés, en retour, acceptent de déposer les armes. Mais cette promesse sera rapidement brisée.

Un Acte de Résistance Inoubliable

Livraison des 1200 détenus résistants de la centrale d'Eysses à la division SS Das Reich, sur décision du gouvernement de Vichy

Les Exécutions

Plus tard dans la journée, Darnand arrive à Eysses et ordonne des exécutions. Cinquante prisonniers sont extraits des préaux, torturés, et douze d'entre eux sont condamnés à mort et fusillés le 23 février au matin. Leurs dernières lettres destinées à leurs familles sont délibérément déchirées.

La Déportation

Malgré le durcissement des conditions de détention, l'esprit de solidarité persiste. Des bulletins d'information clandestins circulent et un nouveau plan d'évasion est même envisagé. Mais c’est déjà trop tard. Le 30 mai, 1087 prisonniers sont remis à la Division Das Reich, tristement célèbre pour les massacres d’Oradour ou de Tulles, pour être déportés vers l'Allemagne. Malgré les conditions inhumaines, leur discipline et leur solidarité restent intactes.

D’abord transféré à Compiègne, les prisonniers furent finalement transférés le 18 juin 1944 au camp de Dachau. 400 d’entre eux y perdront la vie, les survivants quant à eux, resteront marqués à jamais par la barbarie nazie.

Un Acte de Résistance Inoubliable

Retrouvailles des anciens d'Eysses à Villeneuve-sur-Lot les 4 et 5 août 1945

La Résistance en héritage

L'histoire du bataillon d'Eysses est un témoignage poignant de la résilience humaine face à l'adversité. Malgré les échecs et les tragédies, leur esprit de résistance leur a permis de rester dignes jusqu'à la fin.

Avec le temps la centrale d'Eysses est devenue un symbole de la résilience humaine, un chapitre de l'histoire française qui mérite d'être connu et honoré. Les détenus d'Eysses n'étaient pas de simples prisonniers ; ils étaient des héros de la résistance, des hommes qui ont risqué leur vie pour leurs idéaux. Leur histoire est un rappel puissant de ce qui peut être accompli lorsque des personnes ordinaires se rassemblent pour faire face à l'extraordinaire.