La Révolte des Canuts : L’origine des mouvements sociaux
Pl. des Tapis Lyon Rhône
« Vivre en travaillant ou mourir en combattant » Devise des canuts pendant le soulèvement
C’est dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon, un quartier alors animé par le cliquetis incessant des métiers à tisser, que les Canuts, ces ouvriers et artisans spécialisés dans le tissage de la soie, vont se révolter pour défendre leur dignité face à une révolution industrielle qui menace leur subsistance. Entre 1831 et 1848, ces soulèvements deviennent des précurseurs, des révoltes ouvrières à venir dans cette nouvelle ère industrielle en devenir.
Ces périodes de lutte intense témoignent des premiers frémissements de contestation, dans un monde en mutation rapide où la technologie bouleverse les équilibres établis. Les Canuts, loin de s'opposer naïvement au progrès mécanique, luttent en réalité pour la reconnaissance de leur savoir-faire et la garantie d'un salaire équitable, en pleine libéralisation d'une économie qui ne cesse de précariser leur existence. Dans cette époque charnière, ils sont le visage humain d'une révolte contre l'effacement de l'artisanat traditionnel, et la réduction de l'homme à une simple commodité dans le nouvel ordre économique émergeant.
La Vie des Canuts
Entre Fausse Indépendance et Vraie Misère
À Lyon, environ 8 000 canuts travaillaient dans des conditions précaires, et vivaient une existence marquée par la précarité et l'exploitation. Bien qu'étiquetés comme "indépendants," ils étaient en réalité des pions dans le jeu des fabricants et des négociants. Avec des journées de labeur s'étirant souvent au-delà de 15 heures, leur vie quotidienne ressemblait plus à une lutte acharnée pour la survie qu'à un métier. Le coût élevé de l'installation et de l'entretien de leurs métiers à tisser, les délais de livraison serrés, et la concurrence féroce entre eux pour décrocher des contrats, tout cela contribuait à un cycle vicieux de bas salaires et de conditions de travail épouvantables.
Le paiement à la pièce plutôt qu'à la journée ajoutait une autre couche de complexité à leur misère financière. Malgré des journées exténuantes, souvent allant de 14 à 18 heures, leur rémunération stagnait à environ 18 sous pour quinze heures de travail. Cette somme dérisoire ne leur permettait qu'une vie en marge, loin de tout confort. Ironiquement, même avec l'adoption de technologies plus avancées comme le métier Jacquard, leur revenu était presque divisé par deux par rapport à l'époque du Premier Empire, malgré une demande toujours croissante pour leurs produits.
Dans ce contexte, les canuts incarnent la face sombre de la révolution industrielle, leur lutte est non seulement un combat pour des salaires équitables, mais aussi une quête pour la dignité et l'humanité dans un monde de plus en plus mécanisé.
La Quête de Liberté : Un Idéal au Cœur de la Révolte
Pour les canuts lyonnais, le mot "liberté" n'était pas un simple idéal, mais une aspiration viscérale qui imprégnait chaque facette de leur existence. Ils cherchaient à être libres non seulement sur le plan politique, mais aussi intellectuel et matériel. Cette quête de liberté se manifestait concrètement dans leur désir de contrôler leur propre travail et de fixer un tarif minimum pour leurs produits. Dans un acte audacieux, ils se tournent vers le préfet du département, Louis Bouvier-Dumolart, et réussissent à instaurer une commission paritaire pour établir ce tarif minimum.
Cependant, l'intervention du préfet n'est pas sans conséquences. Il fait afficher dans toute la ville une déclaration rassurante, promettant une "bienveillante justice" à tous les ouvriers ayant des griefs. Mais cette action, bien que noble en apparence, le met en porte-à-faux avec la loi Le Chapelier de 1791, qui interdit strictement les associations ouvrières. Le préfet se retrouve désavoué par les autorités parisiennes, mettant en lumière les tensions inhérentes entre les aspirations à la liberté et les contraintes légales de l'époque.
Le Soulèvement des Canuts : Une Révolte Ouvrière qui a Secoué Lyon
Première Insurrection : Novembre 1831
En 1831, l'économie est en berne, affectant particulièrement le secteur de la soie à Lyon. Les rémunérations des artisans du tissage, sont en déclin constant. Le 21 novembre 1831, une révolte éclate dans le quartier de la Croix-Rousse. Des centaines de canuts prennent d'assaut les rues, incitant leurs pairs à fermer leurs ateliers. Lorsqu'ils atteignent le centre-ville, ils sont très vite accueillis par des tirs de la Garde nationale, majoritairement composée de négociants. Le bilan humain est lourd. Trois artisans perdent la vie et plusieurs autres sont blessés.
En réaction, les canuts retournent à la Croix-Rousse en hurlant "Aux armes, nos frères sont tués". Armés d'outils divers et de quelques armes à feu, ils érigent des barricades et retourne vers le cœur de Lyon. Ils sont rapidement rejoints par des travailleurs d'autres quartiers, notamment des Brotteaux et de la Guillotière. Ce qui commence comme une insurrection locale se mue en un mouvement de rébellion à grande échelle. Les canuts parviennent à prendre le contrôle de presque toute la ville, à l'exception du secteur des Terreaux.
Ce soulèvement entraîne des répercussions immédiates. Des barricades surgissent dans toute la ville, et la rébellion ouvrière s'empare de Lyon. À la suite de combats acharnés, les autorités militaires et le maire de la ville sont obligés de prendre la fuite. Ce moment marque un tournant dans l'histoire sociale de la ville et, plus largement, du pays.
L'Impasse Politique
Après un affrontement sanglant qui a fait près de 600 victimes, dont environ 100 morts et plus de 400 blessés des deux côtés, les rebelles prennent le contrôle de Lyon. Dans la nuit du 22 au 23 novembre, les figures d'autorité de la ville, y compris le général Roguet et le maire Victor Prunelle, s'éclipsent discrètement. Le 23 novembre, les insurgés, qui ont évité tout acte de pillage, s'installent à l'hôtel de ville. Cependant, leurs dirigeants, initialement mobilisés pour l'application d'un accord salarial, se retrouvent désemparés face à cette victoire inattendue.
Un comité révolutionnaire voit le jour, impulsé par quelques figures républicaines. Toutefois, ce comité peine à agir, faute d'un agenda bien défini et surtout en raison du manque de soutien des canuts. Ces derniers, méfiants, ne veulent pas que leur mouvement soit détourné pour servir des objectifs politiques. Le 23 novembre, bien qu'occupant l'hôtel de ville, les insurgés se trouvent dans une situation de blocage. Leurs leaders, surtout axés sur des questions de salaire, sont incertains quant à la manière de tirer parti de leur succès.
Dans les jours qui suivent, les ouvriers, croyant avoir obtenu une grille tarifaire favorable, reprennent le travail. Le comité insurrectionnel, malgré sa formation, ne parvient pas à transformer cette victoire en un changement significatif. Il est clair que le mouvement a atteint un point d'impasse, faute de direction claire et de l'adhésion des canuts, qui restent focalisés sur leurs revendications initiales plutôt que sur un changement politique plus large.
Réaction de Paris
A Paris l'annonce de l'insurrection Lyonnaise fait l'effet d'une bombe. Le gouvernement, sous la houlette de Casimir Perier, réagit rapidement en déployant une force impressionnante de 20 000 soldats pour reprendre la cité rebelle. Le 28 novembre, ces troupes, commandées par le duc d'Orléans, héritier du trône, et le maréchal Soult, alors ministre de la Guerre, pénètrent dans Lyon sans rencontrer de résistance et rétablissent rapidement l'autorité de l'État.
Louis-Philippe les exhorte à agir avec fermeté, tout en leur interdisant explicitement de procéder à des exécutions sommaires. Cette directive révèle une volonté de rétablir l'ordre sans verser inutilement du sang. Louis-Philippe se montre particulièrement critique envers le préfet de Lyon, mais reste mesuré en ce qui concerne les questions tarifaires qui ont enflammé les esprits. Le roi semble conscient de la complexité de la situation et opte pour une approche prudente, cherchant à rétablir l'ordre tout en évitant d'aggraver les tensions sociales.
Deuxième Insurrection : Avril 1834
Fin 1833, le gouvernement ne voit pas venir cette nouvelle vague de contestation. Les républicains, cependant, manœuvrent adroitement pour fomenter une insurrection. Ils exploitent un conflit salarial chez les ouvriers de la peluche, survenu en février. Les employeurs, jugeant les salaires trop élevés en raison de la bonne conjoncture, cherchent à les réduire, ce qui déclenche des grèves et des arrestations.
Le procès des meneurs de grève coïncide avec les débats parlementaires sur une loi visant à réprimer les associations républicaines. Les républicains réussissent à brouiller les cartes en associant cette loi aux associations ouvrières chères aux canuts. Le 9 avril, des milliers d'artisans se soulèvent.
Lyon redevient le théâtre d'une insurrection. Les canuts reprennent les armes, et la ville s'embrase. Des barricades surgissent, transformant des quartiers entiers en champs de bataille. Cette révolte prend le gouvernement par surprise, car l'économie est alors en plein essor, notamment dans l'industrie de la soie.
La "Sanglante Semaine"
Sous la direction d'Adolphe Thiers, l'armée met en place une stratégie d'encerclement et de bombardement pour mater l'insurrection à Lyon. Le quartier de la Croix-Rousse est particulièrement visé. Après une semaine de combats intenses, surnommée la "Sanglante semaine", la révolte est finalement écrasée. Plus de 600 personnes sont tuées et des milliers arrêtés.
L'armée prend le contrôle de la ville et des ponts, et des fusillades éclatent rapidement. Les ouvriers se barricadent dans plusieurs quartiers, transformant ces zones en véritables forteresses. Les insurgés s'emparent de plusieurs points stratégiques, y compris des casernes et des postes de télégraphe.
Le 15 avril marque la fin de cette période tumultueuse. Plus de 10 000 insurgés sont capturés et jugés lors d'un "procès monstre" à Paris, avec des peines allant de la déportation à de longues peines de prison. Les pertes sont lourdes des deux côtés, avec 131 morts et 192 blessés chez les militaires, et environ 190 morts et un nombre indéterminé de blessés parmi les civils.
Quel bilan pour les Canuts ?
La révolte des Canuts, bien que n'ayant pas immédiatement abouti à la satisfaction des revendications pour des tarifs justes, a marqué un tournant historique par son ample retentissement en France et en Europe. Les Canuts, travailleurs manuels instruits et conscients de l’importance de leur rôle dans l'économie pré-industrielle, luttaient pour vivre dignement de leur travail. Leur mouvement a révélé une discipline quasi militaire et une organisation remarquable, se démarquant des révoltes désordonnées typiques de l'époque. Ces tisseurs lyonnais ont également montré un engagement profond à protéger leur industrie, organisant un service d'ordre contre le pillage. Quant à leur journal, l'Écho de la Fabrique, il démontre leur esprit d'ouverture, en venant soutenir d'autres communautés ouvrières, ou en tentant de promouvoir la place de la femme dans le travail.
Les différentes révoltes menées par les canuts ont permis de poser les bases des futures organisations ouvrières et syndicales. Elles ont aussi démontré que l'union des travailleurs pouvait tenir tête à l'armée, quel que soit le régime politique. Tous ces événements ont aussi permis d’introduire le sujet de « la condition ouvrière » dans le débat politique, et ont inspiré les militants et penseurs sociaux européens, imposant naturellement Lyon comme la capitale du mouvement social jusqu'à la fin du 19ᵉ siècle. La révolte des Canuts a donc été loin d'être vaine, elle a façonné l'histoire sociale et est restée un symbole de la lutte pour la dignité du travail et l'unité ouvrière.
L'Héritage des Canuts
Les deux insurrections des canuts sont un tournant dans l'histoire sociale de la France. Elles mettent en lumière les tensions entre les classes ouvrières et les élites, et annoncent les grands mouvements sociaux à venir.
Les canuts ont été les précurseurs d'un mouvement ouvrier qui a fini par conquérir des droits et des protections. Leur histoire résonne encore aujourd'hui, notamment dans les luttes des travailleurs ubérisés. Ils nous rappellent l'importance de l'organisation et de la solidarité dans la lutte pour la justice sociale.